Chronique 2 – c’est quoi le problème?

Théâtre et réalité
Le papillon et le projecteur

 

L’Art imite la nature disaient les Anciens… l’art entendu comme toute chose produite par l’homme découle ainsi d’une imitation et force est de constater que nous avons en effet su emprunter ça et là de quoi parfaire notre humanité. Ne pas se contenter de ce que cette fameuse nature nous avait donné. Nos avions ont des ailes comme celles des oiseaux que nous voyons s’élever dans le ciel alors que nous étions condamnés à rester sur le sol. La faune et la flore nous ont appris beaucoup de choses dont l’art du paraître, nous ont donné le goût du travestissement, nous qui n’avons ni plumes, ni écailles et pas de crinière pour nos patriarches.

Heureusement que nous avons su emprunter, peut-être que c’est la chose que nous savons le mieux faire, nous avons vu les reflets qui donnent l’impression de ciels renversés, nous avons alors compris la symétrie dans le miroir des lacs et nous avons saisi l’anarchie dans la fantaisie des mauvaises herbes, le vertige dans les falaises abruptes qui coupent leur ligne sans prévenir. Autant d’emprunts pour inventer l’art, l’art du camouflage grâce aux grenouilles qui ont la couleur de la vase ou des plantes d’eau, l’art des calligraphies dans les lignes du pelage des tigres, toutes ces poupées-gigogne, tous ces emboîtements nous ont appris la multiplicité – la dissolution de l’infiniment petit dans l’infiniment grand.

Oui nous avons su observer, nous avons su regarder les couleurs éclatantes de certains papillons, qui préfèrent la parade amoureuse à la discrétion de la survie, regarder les feuilles qui ont une teinte pour chaque saison, les arbres qui ont une silhouette en hiver, une autre en été, alors que nous sommes si terriblement semblables, la même peau, la même figure.
Nous nous transformons, nous soulignons nos yeux de khôl pour « donne(r) à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini »1 disait Baudelaire. Nous nous maquillons pour être moins hommes et plus masques, images cyclopéennes, antiques. Inventer un paysage autre sur nos visages, une humanité non réduite à ce petit camaïeu de couleurs que nous osons appeler différence, où est l’homme-chat, l’homme-tige, l’homme-liane, l’homme qui sera magie, fumée ou brouillard ?

Mais saurions-nous nous contenter d’être des imitateurs, aussi virtuoses et savants soient-ils ? Ou n’y a-t-il pas des correspondances que la nature même n’a pas su inventer, des alliages qu’elle n’a pas su fomenter ? Cette possibilité de déranger l’œil, de troubler la voix, l’ouïe et le toucher jusqu’à faire qu’un son devienne une couleur et une matière un cri, tout cela nous permet une autre orchestration de ce qu’on appelle communément le réel. La nature est ainsi bouleversée : « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. »2. Comment parler dès lors de vérité ou de véracité quand le temps et l’espace sont mis sans dessus-dessous, jusqu’à troubler nos sens et notre intelligence afin d’atteindre une autre manière d’être au monde ?

A la poésie alors de re-brasser les cartes du monde, de faire feu de tous les symboles et les mystères, de combiner d’autres hiéroglyphes, de créer des pays inexplorés, comme ceux de Michaux :

« Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture, où de vieux cormorans abattus et les âmes des matelots morts récemment viennent s’accouder aux nuits enchanteresses de l`hyperboréal.

 

Icebergs, Icebergs, cathédrales sans religion de l’hiver éternel, enrobés dans la calotte glaciaire de la planète Terre.
Combien hauts, combien purs sont tes bords enfantés par le froid.

Icebergs, Icebergs, dos du Nord-Atlantique, augustes Bouddhas gelés sur des mers incontemplées. Phares scintillants de la Mort sans issue, le cri éperdu du silence dure des siècles.

 

Icebergs, Icebergs, Solitaires sans besoin, des pays bouchés, distants, et libres de vermine. Parents des îles, parents des sources, comme je vous vois, comme vous m’êtes familiers… » 3

Que la nature imite – si elle le peut – un si bel art…

1 Charles Baudelaire, Écrits sur l’art

2 Charles Baudelaire, Écrits sur la littérature

3 Henri Michaux, L’espace du dedans, Poésie/Gallimard