LA BRECHE N°6

EDITO

Il y a quelques jours, Brice Hortefeux déclarait à propos de l’immigration en France qu’« il rêvait lui aussi ( ?!) d’une société où les citoyens seraient tous propres et honnêtes. »
La fermeture des frontières, le rejet de l’autre, autant de thématiques proches du thème du festival : l’édification de murs.
Hier, Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi ont posé la question de la peur et de l’incompréhension des cultures orientales, inhérentes en Occident. C’est l’incompréhension qui engendre la peur nous dit Araberlin, où une jeune femme « plaque » sa vie occidentale pour se rallier à la cause de son peuple d’origine, devant un mari hébété. Lundi soir, les Ecritures Vagabondes avaient déjà mis en exergue la quantité d’amalgames ancrés dans les consciences occidentales (auxquels on veut nous faire croire…). La triste manie de confondre musulmans et islamistes étant le plus courant. Mardi soir, Elie Karam nous a remis face à ces problématiques de représentation avec Parle moi de la guerre pour que je t’aime… Ou comment le peuple occidental nourrit son imaginaire d’images de guerre sensationnelles et finit par tomber dans un besoin de sensations, de violence, sur fond d’immobilisme compatissant. Ces cinq textes font apparaître au-delà des murs physiques existants, l’immense mur symbolique qui sépare l’Orient et l’Occident. Comment ce dernier part du principe que les deux cultures sont inconciliables pour finalement contaminer l’Orient de cette thèse et mener à l’antagonisme actuel, extrêmement prononcé.
Mercredi et jeudi, les pièces Le Grenier de Yôji Sakate et Urbi de Marine Auriol ont abordé à deux niveaux le thème du mur comme enfermement. L’auteur japonais nous présente dans son texte des jeunes gens qui se privent du contact avec le monde extérieur en s’enfermant dans de minuscules « pièces portatives » appelés les greniers. Symbole du mur de l’incompréhension entre la société japonaise et sa jeunesse.
Dans sa pièce, sorte de fable d’anticipation, Marine Auriol met en scène une société totalitariste qui s’est développée suite à d’une catastrophe naturelle de grande ampleur. Les citoyens qui ont été jugés aptes à vivre à Urbi sont intra muros, les autres survivent comme ils peuvent à l’extérieur. La boucle semble bouclée avec la citation initiale de cet édito…
Ce soir, c’est Himmelweg de Juan Mayorga qui conclut le festival. Mise en abîme de l’acte théâtral en pleine Shoah, les murs auront encore une signification terrible, l’action se déroulant dans un camp de concentration.

LES GRAVAS…

Araberlin

Araberlin nous a entraîné, le temps d’une lecture et d’une discussion avec Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, derrière les frontières qui séparent l’Orient et l’Occident en nous proposant un regard beaucoup plus humaniste sur la lutte armée que celle que proposent les médias en quête de spectaculaire, de sensationnel. Comment réagit-on, dans le cadre d’une cellule familiale, qu’on soit de culture arabe ou occidentale, au franchissement des limites de l’engagement politique d’un proche ? Jalila Baccar propose de dépasser le jugement idéologique, de se focaliser sur une tentative de compréhension de l’autre. Comment Aïda, allemande aux origines palestino-libanaises, parfaitement intégrée dans la société occidentale, revient-elle à sa cause première, la protection du peuple auquel elle appartient ? Son combat pour son frère, déshumanisé et diabolisé par des jugements hâtifs et extrêmes, est l’occasion de se questionner sur la construction occidentale de l’image des luttes orientales couramment qualifiées, sans distinction, de « terroristes ». En tentant de savoir comment Mokhtar serait devenu assassin, Aïda remet en cause les appellations de « terroristes » et d’ « innocents ». Existe-t-il des innocents, le désir de vengeance n’est-il pas propre à l’Homme, donc humain ?
La richesse de cette pièce n’a d’égal que la qualité de la discussion qui a suivi la lecture ; Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi ont su expliquer et mettre en valeur le propos d’Araberlin en nous communiquant leur cause grâce à un sens aigu de l’échange, du partage et de la transmission de cette citoyenneté à laquelle ils sont attachés.

Présentation du théâtre japonais, par Yôji Sakate et Corinne Atlan.

Rappelons d’abord que Yôji Sakate est un auteur réputé pour son écriture prolifique (une soixantaine de pièces à son actif) et surtout pour ses positions politiques affirmées et sa grande activité pour le développement du théâtre contemporain au Japon. Dans ce pays, nombre de sujets sont tabous, c’est une société moderne mais qui a gardé des « caractéristiques asiatiques de secrets » et beaucoup de choses sont difficilement abordées dans les médias. Mr Sakate, lui, parle régulièrement de sujets soumis à controverse.
Avec sa traductrice française Corinne Atlan (la traductrice de la plupart des romans japonais traduits en français), il nous a offert un regard sur l’histoire du théâtre au Japon et son état actuel.

La naissance du théâtre au Japon est fortement liée au chant et à la danse, et comme partout dans le monde, il était associé au sacré. Son origine se trouverait dans la légende de la déesse Amaterasu, déesse du soleil dont l’histoire symbolise l’idée que, grâce aux arts vivants, la lumière peut régner sur le monde.
Les arts théâtraux traditionnels du Japon sont le Kabuki, le Nô et le Bunraku.
Au Moyen-Age, sous l’époque Edo, le théâtre et la danse se sont beaucoup développés avec le Kabuki, inventé par les célèbres geishas, ces femmes qui étaient davantage des artistes que des courtisanes, chantant, jouant de la musique et dansant pour entretenir un public masculin. Il racontait souvent des légendes, des histoires de samouraïs narrées sur le mode épique. Une autre forme de théâtre, apparu au XVIIe siècle : le Sewa-mono, qui racontait des faits divers de l’époque, comme des histoires de familles, d’assassinats,…
Le Kabuki était haut en couleur, avec de magnifiques costumes, une esthétique très imagée, complètement contraire à la sobriété et la symbolique du Nô dont nous avons déjà parlé dans les gazettes précédentes. Dans le théâtre Nô, c’est la partie qui représente le tout, il y a toute une symbolique précise. La présence des esprits y est également récurrente.
Une autre grande forme d’art théâtral traditionnel est le Bunraku, l’art de la marionnette, qui véhicule toujours des émotions très profondes.
A la fin de la domination des Shoguns, en 1868, le Japon rouvre enfin ses frontières au monde et de nombreuses évolutions s’opèrent progressivement dans le domaine littéraire, notamment grâce à des études sur le monde occidental rapportant de nombreuses références européennes au Japon. Le théâtre japonais va alors se limiter à des traductions de Tchekhov, Ibsen, Beckett,… Il a fallu quelque temps avant que les japonais ne se mettent à écrire des pièces, mais leur langage, les thèmes, les formes resteront particulièrement occidentales.

Dans les années 1960 naît un mouvement artistique « underground » appelé Angura, apparu en réaction à ces formes théâtrales venues de l’occident, voulant créer un théâtre qui soit vraiment japonais. Ce mouvement était bien sûr très politisé, lié au mouvement de nouvelle gauche apparu dans ces années-là. La génération Angura, qui est celle précédant directement Y. Sakate, a repris des caractéristiques du théâtre traditionnel Nô : jouer à l’extérieur, dans les rues, sur les places, sous des tentes ; et se retourner vers des formes symboliques, épurées, incluant les esprits,… Les compagnies Nô des siècles précédents comportaient également une dimension contestataire, elles étaient convaincues de l’importance de l’utilisation du corps comme force, de la politisation du corps. Beaucoup de petits lieux de représentation artistique autogérés se sont multipliés durant ce mouvement. Ils étaient également des lieux d’expressions pour quiconque voulait dire quelque chose. Les étudiants eurent évidemment un grand rôle dans ce processus qui a duré jusqu’à la fin des années 1980.
A partir de la moitié des années 1980, le Japon est devenu une société extrêmement consommatrice, et le mouvement Angura, originairement mené par des amateurs, perdit de son dynamisme. Puis, vers les années 1990, l’Etat et les Conseils généraux ont enfin commencé à subventionner le théâtre. Le théâtre a donc pris une tendance commerciale, de moins en moins de troupes ont continué à travailler dans l’esprit « underground », mais la subvention à la création théâtrale est devenue plus importante.
Le résultat de tout ce mouvement, c’est qu’il y a aujourd’hui une reconnaissance du théâtre contemporain. Toutes les caractéristiques du mouvement initial – amateur, contestataire,… – ont engendré une naissance complexe de ce théâtre, mais, selon Y. Sakate, il est enfin établi et il semble que maintenant de grandes choses peuvent commencer pour lui. Le désir cher à l’auteur est celui de retrouver l’énergie contestataire du théâtre d’il y a quarante ans.
La forme du théâtre japonais contemporain est donc souvent à l’image du mouvement Angura, comme dans celui de Y. Sakate, soit une influence des arts traditionnels associée à un théâtre très contemporain, parfois contestataire.

L’IMAGINAIRE DES FRONTIÈRES

Aujourd’hui à 17h au Théâtre 145, trois chercheuses en géopolitique, Juliet Fall, Marie-Christine Fourny et Anne-Laure Amihat Szary, ainsi que l’ethnologue Martin de la Soudière mettent en lumière, autour d’un débat, les questions des frontières d’un point de vue politique, culturel, symbolique et anthropologique.
Martin de la Soudière s’interroge sur l’instabilité des états et les signes de l’altérité. Il participe à l’association Saut de frontière, il est à l’initiative du projet « Par delà les murs, l’écriture ». Il intègre la géopolitique à la dimension esthétique.
Juliet Fall réfléchie quant à elle sur le mythe de la frontière naturelle. Elle s’appuie pour cela sur la bande dessinée de Peteers et Schuiten, La frontière invisible, illustrant un pays qui se dissèque où il faut retracer les frontières.
Marie-Laure Fourny s’inscrit dans une problématique assez proche : la place de la nature dans les frontières. Les parcs frontaliers (comme celui de Strasbourg) renversent la figure traditionnelle de cette limite. Ils sont communs aux deux pays, la nature permet ainsi le « vivre ensemble ».
Enfin, Anne-Laure Amilhat Szary, étudie les réactions de collectifs artistiques face à la frontière métisse séparant les Etats-Unis et le Mexique. Un art militant. Dans les années 1970 les artistes ont commencés à intégrer la frontière dans leur travail plastique aussi bien théoriquement que matériellement.
Le contexte actuel favorise l’émergence d’études autour des frontières. Nous avons longtemps cru qu’elles allaient s’ouvrir, mais elles sont toujours là, même si elles ont perdues certaines de leurs fonctions. Dans les frontières, on affiche le lien à l’autre. Elles représentent une limite physique dans un monde matériel. Aujourd’hui nous avons un besoin de montrer la frontière, de la symboliser matériellement. On ne laisse pas les frontières s’effacer. Ces quatre chercheurs interrogent également la réalité de la ligne. D’un point de vue théorique il s’agit de comprendre comment les territoires fonctionnent entre eux, comment est ressentie cette limite. La problématique qui relie leurs recherches est celle de la visibilité, de la question d’une ligne symbolique et arbitraire. Ils travaillent sur l’aspect instable des choses. Ils s’interrogent également chacun à leur manière sur l’enjeu de la représentation de la frontière, obstacle ou ressource ?
Ces chercheurs apporteront donc leur point de vue sur la thématique des frontières, et par extension, des murs. Un autre regard ou comment enrichir le débat, repenser les murs.

ENTRETIEN AVEC JUAN MAYORGA

La pièce Himmelweg de Juan Mayorga met en scène un observateur de la Croix-Rouge venu dans un camp de concentration nazi, et la mystification inventée par le commandant nazi pour donner au camp une apparence de normalité, de ville autogérée par les juifs dans la paix et le respect. L’observateur découvre des enfants qui jouent, des couples d’amoureux, une vieille horloge. Accompagné par le soi-disant maire de la soi-disant ville juive, bien qu’éprouvant un certain malaise, il repart pour faire un rapport favorable aux intérêts nazis.

Juan Mayorga n’a pas pu se rendre à Grenoble. La première d’une de ses pièces le retenant à Lisbonne. Nous lui avons adressé nos questions par mail auxquelles il a très chaleureusement répondu. Nous l’en remercions.

LA BRECHE. – Juan Mayorga, vous avez dit quelque part cette phrase qui nous a marqué : J’écris du théâtre pour ne pas avoir le dernier mot.
Vos pièces sont de fait des oeuvres qui interrogent, laissant le lecteur/spectateur face à sa propre inquiétude. Montrer comment les représentations que nous avons du monde sont des choses construites serait pour vous un des objectifs premiers du théâtre ?
JUAN MAYORGA. – L’écrivain de théâtre sait que son écriture sera déplacée par d’autres – le metteur en scène, les acteurs, le scénographe – vers des lieux que lui-même n’avait pas prévu. Et au final, chaque spectateur selon sa propre expérience fait sienne l’oeuvre sur un mode distinct. C’est pour cela qu’un texte sait des choses que son auteur ignore. Ce n’est donc pas lui qui a le dernier mot ni même l’avant-dernier. Himmelweg ou Hamelin (autre pièce de l’auteur, ndr ) demandent plus particulièrement à être complétées et résolues par le spectateur. Ce sont des textes qui proposent de
surcroît une réflexion sur comment se construisent les récits et sur ce qui les déstabilisent en tant que récit.

LA BRECHE. – Himmelweg traite de la Shoah, et s’interroge en creux sur comment les nazis ont pu parvenir à mettre en place dans l’Europe entière cette entreprise d’extermination. Le texte peu à peu nous révèle l’horreur de la mystification par les moyens même du théâtre. S’attaquer à un sujet comme le génocide des juifs est une entreprise difficile. Comment ce projet d’écriture a-t-il vu le jour ? Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre processus d’écriture ?
JUAN MAYORGA. – J’ai décidé d’écrire Himmelweg quand, lors d’une conférence, j’ai entendu qu’un délégué de la Croix-Rouge avait visité la ville-ghetto de Terezin. À la suite de sa visite, il avait écrit un rapport favorable aux intérêts nazis. Ce personnage qui prétend aider les victimes et qui finit par coopérer avec leur bourreau, ressemblait à des gens que je connais et peut-être à moi-même.
Cela a provoqué chez moi une réelle inquiétude. Inquiétude qui m’a conduit à écrire une pièce de théâtre. Le théâtre est le moyen le plus direct et pluriel que je connaisse pour faire partager mon inquiétude.
J’ai fait des recherches sur Terezin, sur le personnage historique qu’avait interviewé Claude Lanzmann dans son documentaire Un vivant qui passe. Je savais dès le début de mon travail que je ne voulais pas faire de reconstitution historique d’un événement passé, mais construire une expérience théâtrale pour le présent. Je crois que les deux thèmes de Himmelweg nous sont contemporains : l’invisibilité de l’horreur – ce qui trompe le délégué n’est pas la mise en scène organisée par le commandant mais la faiblesse de son propre regard – et la manipulation des victimes pour masquer la Catastrophe.

LA BRECHE. – Dans une grande partie de la littérature sur les camps, le théâtre et la poésie apparaissent comme des lieux mentaux de résistance face à l’horreur, comme les derniers remparts de dignité humaine. Dans Himmelweg, le théâtre est instrument dans les mains du bourreau. Bourreau qui comme beaucoup de dirigeants nazis connaît parfaitement la littérature et la musique. Il organise la théâtralisation, il est spécialiste d’esthétique théâtrale.
Placer dans la forme le bourreau et les autres protagonistes sur un pied d’égalité, présenter ce personnage comme un être cultivé, serait-ce pour vous mettre en question ce raccourci convenu que la barbarie serait un acte irréfléchi, que la barbarie ne pense pas ?
JUAN MAYORGA. – La Shoah montre que la culture en soi n’est pas capable de nous protéger de la Catastrophe. Seule une culture au centre de laquelle il y a un regard compatissant sur l’humanité peut nous prémunir. Le commandant de Himmelweg est un homme cultivé en même temps qu’un bourreau qui ne voit pas les juifs du camp comme des êtres nés pour le bonheur mais comme des moyens pour réaliser son propre désir.

LA BRECHE. – Votre texte montre de façon limpide comment la réalité est chose construite, et comment l’horreur de l’Histoire peut être camouflée. Nous assistons aujourd’hui en France à une certaine instrumentalisation de l’Histoire à des fins politiques (pour ne pas dire réécriture), nous pensons notamment à la polémique récente autour de la mémoire d’enfants juifs qu’auraient du porter des élèves de primaire. Nous ne serions plus que dans une présentation de l’histoire émotionnelle (sensationnelle), une spectacularisation de l’Histoire. Vous avez beaucoup travaillé sur Walter Benjamin. Comment vous apparaît cette dérive actuelle ?
JUAN MAYORGA. – Le passé est imprévisible. L’Histoire s’écrit toujours en fonction des intérêts actuels et se transforme à chaque nouvel événement. Dans Himmelweg, le commandant et le délégué de la Croix-Rouge parlent au présent qui est le temps des vainqueurs. Des victimes, nous ne connaissons que les mots que le commandant les oblige à dire, et surtout leur silence. Himmelweg est conçu pour que résonne ce silence. Jamais je ne me serai autorisé à me proclamer porte-voix des sans voix. Supplanter les victimes c’est les tuer une seconde fois.

LA BRECHE. – Au cours de nos discussions sur votre texte, nous nous sommes lu cet extrait du Siècle d’Alain Badiou :
Quelle était la pensée des nazis ? Que pensaient les nazis ? Il y a une façon de reconduire massivement à ce qu’on fait les nazis (ils ont entrepris d’exterminer les juifs d’Europe dans des chambres à gaz) qui interdit absolument tout accès à ce que, faisant cela, ils pensaient, ou s’imaginaient qu’ils pensaient. Or ne pas penser ce que pensaient les nazis interdit tout aussi bien de penser ce qu’ils faisaient, et par voie de conséquence, interdit toute politique réelle d’interdiction du retour de ce faire. Tant que la pensée nazie n’est pas pensée, elle demeure parmi nous, impensée, donc indestructible.
JUAN MAYORGA. – Les thèses qui insistent sur l’inintelligibilité du nazisme, sur son caractère mystérieux, nous affaiblissent dans notre combat contre lui. Je crois effectivement, qu’il y a une pensée nazie. C’est ce que j’ai tenté de donner à entendre par la voix du commandant dans la troisième partie de Himmelweg, intitulé Ainsi sera le silence de la paix. La phrase fondamentale du commandant est « tout est possible ». Face au « Tout est possible », ma conviction est qu’une politique humaniste débute par la reconnaissance de limites, la première étant pour chaque être humain l’humanité de l’autre.

LA BRECHE. – Aucun de nous n’a eu l’occasion de voir votre texte monté. Nous nous sommes légitimement interrogés sur son passage au plateau. Si la forme même de la répétition appelle le théâtre, l’idée de marionnettes nous a paru une des possibilités les plus justes. Comment en effet jouer des enfants juifs dans des camps qui jouent sans fausse note à être des enfants juifs heureux ? Le fantasme de perfection de la marionnette décrit par Heinrich Von Kleist dans son texte Sur le théâtre de marionnettes, fantasme que tente d’atteindre le chef du camp, pourrait être à l’origine de cette réflexion.
JUAN MAYORGA. – Les mises en scène de Madrid, Londres et Oslo ont été faîtes avec des enfants acteurs qui ont réussi à interpréter – avec compassion mais sans sentimentalisme – des enfants juifs forcés de représenter la normalité et le bonheur qu’on leur nie par ailleurs. Ce résultat miraculeux doit être mis sur le compte des acteurs et de leur metteur en scène. Des mises en scène de Malaga, Buenos Aires et Paris, comptaient de jeunes adultes qui interprétaient des enfants. Le résultat fut bon aussi, même si un enfant génère sur un plateau un champ magnétique spécial inimitable.
Le commandant peut manipuler des marionnettes dans son dialogue avec Gottfried pour lui expliquer les actions que les prisonniers du camp de concentration doivent interpréter. Mais je crois qu’il serait vraiment dommage de sacrifier la puissance théâtrale que peuvent provoquer des acteurs représentant des acteurs non professionnels forcés à jouer.
Quoi qu’il en soit, le livre de Kleist pourrait être un des cent livres que le commandant a emporté au camp.

L’équipe de la Brèche remercie chaleureusement Dominique Laidet pour sa traduction de l’espagnol des réponses de l’auteur Juan Mayorga