EDITO
Moins de murs, plus de ponts, pourrait être une phrase gravée au couteau sur la frontière américano-mexicaine. Lorsqu’un mur disparaît l’autre côté tombe aussi, en est une autre, bombée en rouge sur une façade parisienne.
Phrases jetées par des poètes anonymes dans l’illégalité du graf, inscrites dans la nuit comme autant de signes de solidarité rêvée avec ceux qui partagent les mêmes espoirs. La lecture furtive de ces maximes et de multiples autres qui fleurissent dans les tunnels des RER, peuvent illuminer une seconde le marasme dans lequel l’indigence politique actuelle peut régulièrement nous plonger. Depuis quatre soirs, nous parlons des murs tout en nous cognant aux parois que nous essayons d’évoquer. L’existence des uns a une incidence dans la vie des autres. La misère d’un peuple, l’enfermement, l’exclusion a ses conséquences même chez celui qui s’imagine être l’abri, dans un bunker.
Si l’autre est enfermé, réduit, nié, je ne le rencontre plus, et ma vie sensible, intellectuelle est de fait réduite.
C’est sur notre contribution à l’édification des murs que s’interroge la grande majorité des auteurs, sur le trouble qui en découle et sur l’impuissance ressentie. Le texte que nous allons entendre ce soir, d’une grande diversité formelle, se débat avec ces questions complexes et délicates, ruse, fait le détour, multiplie les angles d’attaques. Il sera suivi d’un débat que nous espérons comme chaque soir, vif et passionnant.
L’impérialisme des Etats a mis en terre celui des peuples, chantait Armand Gatti.
LES COMITÉS DE LECTURE AUX LYCÉES
Discussion sur le principe du comité de lecture, suivie de la remise du prix des lycéens à Fabrice Melquiot par le comité de lecture du Lycée Argouges.
Précédant la remise du prix, une rencontre a eu lieu hier après-midi entre différents membres de Troisième Bureau, des professeurs et documentalistes de lycées, des responsables ou acteurs d’équipements culturels, procédant, ou non, à la mise en place de comités de lecture. Le but était de parler de cette forme de sensibilisation au théâtre.
Dans le cas de comités menés par un professeur ou par une structure, avec des jeunes initialement volontaires ou non, motivés ou pas du tout, il semble qu’au final chacun soit satisfait de cette expérience. Initiés par un intervenant ou un professeur volontaire et avec la complicité de personnes extérieures, comme des comédiens, les comités abordés consistent à faire découvrir à un public jeune le théâtre contemporain, lui faire prendre conscience de son existence, de sa proximité avec le monde actuel, des outils pour le saisir.
Les textes surprennent souvent, séduisent ce jeune public habitué au langage et aux sujets lointains de Molière et Corneille que leurs programmes scolaires imposent. La mise en voix du texte est une étape précieuse, révélant le sens, et favorisant de fait l’adresse et l’écoute des personnes. Les jeunes gens sont aussi souvent motivés par le lien existant entre eux et les intervenants extérieurs, et touchés lorsqu’ils assistent à une pièce étudiée, étant familiers des mots prononcés par les comédiens.
À 18h, c’est le comité de lecture de la classe professionnelle de 2e 4 du Lycée Argouges, mené par leur professeur de français Emilie Viossat et Bernard Garnier de Troisième Bureau, qui a remis le prix à Fabrice Melquiot pour sa pièce Autour de ma pierre, il ne fera pas nuit dont ils ont aussi pu voir la mise en scène à l’Espace 600.
Choisie parmi quatre pièces, les lycéens ont particulièrement “aimé le langage et la situation qui nous rappellent nos vies, et il n’y a pas de tabou, dans la violence comme dans les relations garçon-fille”. Ils ont été “surpris par les gros mots, qu’on n’entend d’habitude jamais dans la bouche des adultes”. “Les personnages ont l’air vivant, ce ne sont pas des enfants sages, et leur père n’est pas exemplaire non plus”. Jérémy Brunet, metteur en scène de la pièce, ainsi que des comédiens, étaient présents et ont participé à cette discussion et écouté les résumés et les lectures d’extraits proposés par les élèves.
– Tu crois à l’amour ? Tu crois au destin ?
– Attention, c’est pas pour autant qu’on va faire l’amour tout de suite.
– Je suis au début de mon coeur.
Suite à cela, Bernard Garnier a lu la lettre de Fabrice Melquiot adressée aux élèves, en réponse à leurs questions et dans laquelle il les remercie de l’avoir choisi.
LES GRAVAS…
Le Grenier, une pièce qui nous parle de l’autre comme de nous-même.
Hier, la lecture a duré 2h15. La pièce de Mr Sakate : Le Grenier, est dense, y compris par sa forme, et les spectateurs se sont donc laissés porter par les différentes vagues des 23 scènes japonaises : comique, grotesque, tragique, poétique,… tous les tons y étaient. Ce fut un plaisir d’applaudir cet auteur dont l’écriture sait nous parler de sujets à la fois très spécifiques à son pays et tout à fait universels. Auteur qui nous aura fait l’honneur d’être présent toute la semaine du festival.
Suite à la lecture, malgré l’heure plus tardive qu’à l’habitude, le Café des auteurs comptait beaucoup de personnes, dont des étudiants en japonais, semblait-il. Il faut dire qu’un café des auteurs franco-japonais est un spectacle en soi, on est toujours fasciné par la mélodie et le mystère de la langue étrangère, et de sa traduction immédiate. Discussion d’autant plus riche que Corinne Atlan, la traductrice du Grenier, était présente et nous offrait son regard sur ce théâtre japonais en tant que française et connaisseuse de la culture asiatique.
Mr Sakate nous a d’abord rappelé le parallèle entre son théâtre et le théâtre Nô : une grande sobriété, notamment au niveau de l’espace, et les histoires de voyageurs. Dans ce théâtre traditionnel japonais, il s’agit toujours de rencontres entre voyageurs et esprits, et l’espace change, comme dans Le Grenier, qui est lui aussi un endroit de rencontres. « Dans cette boîte, le grenier, on peut se transporter où l’on veut, dans n’importe quel espace-temps, et l’une des choses importantes que je veux dire à travers ce voyage c’est : puisqu’on ne peut pas choisir le lieu et l’époque de notre naissance, que nous n’avons pas le choix, nous devons l’accepter et nous mettre en recherche de notre raison d’être. »
Corinne Atlan évoque l’universalité de la pièce : « Il y a beaucoup de plaisanteries avec des références que les français peuvent saisir, comme le nom de très célèbres acteurs japonais, ou bien dans l’exemple de la scène des samouraïs : c’est du comique, des loufoqueries, avec un côté enfantin auquel tout le monde est sensible. »
Certains seconds degrés comme certaines références ne peuvent être perçues par le public français, comme le fait que, récemment, il y a eu une mode des samouraïs très suivie par des jeunes japonais, un phénomène assez inquiétant. Mais même si certaines choses sont extrêmement japonaises, rien n’échappe totalement au spectateur, notamment parce que l’universalité de la pièce n’est pas seulement dans le ton à la fois poétique et comique, mais aussi dans les thèmes graves abordés, existant partout : les SDF, la pédophilie, la violence au sein de la famille,…
Finalement, la plus grande différence entre la version japonaise et la version française, du point de vue du public, se trouve probablement dans l’impression donnée par le phrasé : les japonais ont une langue beaucoup plus condensée (ils utilisent moins de mots que nous pour dire la même chose), et parlent dans un rythme bien plus dynamique ; la pièce en japonais dure ainsi moins de deux heures. Mr Sakate dit « Les français jouent chaque personnage, chaque être humain de façon très accentuée, c’est pour ça qu’il leur faut plus de temps : pour faire une place à chaque individualité. J’ai toujours eu l’impression qu’en Europe chacun a beaucoup plus d’espace vital, et pas seulement en terme d’espace matériel, de densité de population. Les Européens privilégient beaucoup plus l’espace individuel que les Japonais, et c’est en partie dû au fait qu’au Japon, le nombre de personnes vivant sur une surface limité est énorme. C’est très dur de créer cette impression de rapports humains : ce sont plus des échanges, des croisements entre les personnes, que des individualités. »
« Cette pièce est aussi d’une grande ambivalence, nous dit Mireille Losco Lena, puisqu’elle parle du malaise d’une jeunesse, de la souffrance de l’enfermement, mais le lieu clos est aussi un refuge : la grotte préhistorique, la naissance du monde, le ventre de la mère […] Et c’est finalement le monde entier qui tient dans ce grenier, les étoiles s’y sont réfugiées, ainsi que le globe terrestre. » Mr Sakate acquiesce et ajoute : « J’y ai intégré des personnages marginaux comme des personnes que l’on pourrait rencontrer partout. Habituellement, j’insiste surtout sur les figures marginales. »
Le café se termine ainsi sur cette réflexion de l’auteur sur la société japonaise : « Pour moi, l’écrivain est celui qui offre le regard le plus critique sur la société japonaise, société qui fait comme si tout allait bien pour elle, comme si tout était en paix. Le grand malaise de la société japonaise est probablement la difficulté de communiquer, et peut être aussi le fait qu’aujourd’hui on ne peut plus s’appuyer sur la figure rassurante du père ou d’une autre autorité, comme avant. »
LES JUSTES CONTROVERSÉS
Par Samuel Gallet
Nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera.
Camus. Les justes.
Jalila Baccar et le metteur en scène Fadhel Jaibi nous font ce soir l’honneur de leur présence pour la mise en lecture d’Araberlin. La pièce se déroule en Allemagne au début des années 2000, après le onze septembre.
Mokhtar, jeune étudiant libano-palestinien, disparaît sans laisser de trace, soupçonné d’avoir rejoint des réseaux fondamentalistes.
Sa soeur, Aïda, parfaitement intégrée dans la société allemande, et sa petite amie Kathy, se retrouvent livrées à elles-mêmes, prises dans une cabale médiatique où s’exprimeront toutes les haines et les peurs d’une société croupissante.
Le mari d’Aïda, Ulrich, ancien sympathisant de la RAF (Bande Baader/Meinhof) est aujourd’hui devenu un homme d’affaire riche et mobile. Leur fils, Kaïs mutique, prit en otage au centre de ce couple, découvre peu à peu sa propre révolte, une société divisée, et la soumission de son père aux règles du néo-liberalisme.
Peur de l’autre, identités, psychose terroriste, obsessions sécuritaires, visions simplistes d’un monde irréconciliable où l’étranger est comme de coutume le bouc émissaire idéal pour expliquer ses propres dérives, voire pour accroître sa domination. Cette pièce virtuose de Jalila Baccar met le doigt sur des sujets brûlants.
Les comédiens dans ce texte incarnent les personnages puis s’en écartent pour prendre en charge le récit.
Cela permet de développer une écriture polyphonique mettant en crise la représentation.
Certaines scènes (la garde-à-vue, par exemple) peuvent évoquer les travaux d’Augusto Boal. Questionner comment nos représentations se construisent, révéler celles qu’on nous impose, et la place qu’elles peuvent parfois trouver toute prête en nous. L’idée qu’un arabe est un musulman et qu’un musulman est un terroriste, la thèse sinistre qu’il y aurait une impossibilité naturelle entre deux mondes pour se comprendre, la posture guerrière et le désir larvé d’extermination se font de fait entendre dans la chorale dirigée dans la pièce par la ridicule et inquiétante Marianne Gross.
Par ce drame familial, la pièce met en perspective les agissements politiques de la RAF dans les années 60 et 70, et le terrorisme islamiste actuel. Deux formes de contestation historiques radicales de l’ordre dominant.
Le travail de réécriture et de citation participe à créer cette problématique.
Des citations entières de la pièce Les justes de Camus sont incorporées au texte. La trame narrative du célèbre roman L’honneur perdu de Katharina Blum d’Heinrich Boll, où une jeune femme sans histoire est mise en garde à vue après avoir passé la nuit avec un homme membre d’un groupuscule gauchiste. Katharina sera accusée, bafouée, humiliée par la presse, jusqu’à finir par assassiner l’un des principaux journalistes du JOURNAL, torchon comparable à notre actuel Paris Match, qui avait monté la cabale contre elle.
Ce travail de palimpseste met en lien les militants révolutionnaires d’hier et les djihadistes d’aujourd’hui ou du moins questionnent le mouvement de l’engagement radical.
Les combats d’hier d’une frange de la jeunesse européenne d’après guerre ne sont certes pas les mêmes que ceux menés par les militants du Djihad. Nés à la fin de la Seconde guerre mondiale, les Européens de cette génération avaient le sentiment d’être chassés de l’Histoire, d’être nés à la fois trop tard et trop loin dans un lien et à un moment où la possibilité de tout engagement radical est refusée. Le contexte historique et géographique n’est pas le même. Et il ne s’agit en rien chez Jalila Baccar de valoriser telle ou telle idéologie mais de questionner ce qui peut chez l’être se produire pour que la révolte verbale finisse par prendre les armes, ce qui peut pousser à l’engagement radical au service d’une cause. Le sentiment d’être chassé de l’histoire, de ne trouver de place nulle part, de se sentir humilié par des langages économiques, médiatiques, raciaux, dans lesquels on refuse de se reconnaître, pourrait être des déclencheurs de révolte commune. Le premier jour du festival, Pauline Sales dans son texte sur Israël Palestine faisait dire à son personnage, jeune palestinienne – Les dates inscrites dans mon sang, celui de mes parents, dans chaque route sinueuse de Cisjordannie, les adolescents morts, les enfants à naître. Pas appris comme vous sur du papier journal, pas devant la télévision, mais connus. Et à quoi on répond – Vous avez mal agi avec les médias, on était prêt à vous aider, il faut trouver d’autres moyens de pression, il faut trouver des moyens de pression pacifiques.
Jalila Baccar, en tissant le motif (notamment dans la scène où Kaïs le fils accuse le père d’avoir trahi ses idéaux de jeunesse) fait peut-être entendre en quoi l’échec des militants révolutionnaires à changer la société, l’abandon du politique par ceux qui avait pu se battre pour une vraie exigence de changement radical. La thèse qu’il ne peut pas y avoir d’alternatives au capitalisme a peut-être un lien avec la montée des revendications extrêmes dans les pays arabes et des actions violentes. La mauvaise conscience occidentale incarnée par Ulrich.
Demeure la problématique terrible, rêver l’utopie d’une société meilleure et plus juste doit aboutir sur l’action. Action armée qui en elle-même peut détruire le rêve qu’elle portait.
ENTRETIEN AVEC JALILA BACCAR ET FADHEL JAIBI
Née en 1952 à Tunis, la comédienne (pour le théâtre et la télévision), metteur en scène et depuis1998 dramaturge, Jalila Baccar a suivi des études de lettres françaises à l’Ecole normale supérieure de Tunis. En 1976, elle fonde avec Fadhel Jaïbi, metteur en scène et dramaturge, la première compagnie privée du pays, le Nouveau théâtre de Tunis et, en 1993, la compagnie Familia Production.
Actuellement il y a un problème de texte, même en Tunisie. Il faut (re)découvrir l’écriture.
LA BRECHE. – On note dans Araberlin, un grand souci de la représentation scénique, du visuel lié au plateau. Comment procédez-vous lorsque vous écrivez ? Y a-t-il un échange avec le Fadhel Jaïbi et les comédiens ?
JALILA BACCAR.- Je suis principalement comédienne. Je suis venue tardivement à l’écriture. Mon premier texte est A la recherche de Aïda. Je l’ai écrit en 1998, sans écrire en relation avec le plateau. Je travaille avec Fadhel depuis une trentaine d’années, notre travail est beaucoup basé sur l’improvisation. On ne part pas d’un texte écrit, mais on travaille sur une idée, un synopsis, le travail se fait avec les comédiens. Pendant longtemps on a travaillé en suivant cette méthode, Fadhel prenait en charge la signature du travail final, où le texte est en relation avec la première représentation.
Avec le temps, j’ai eu l’envie de prendre en charge cette écriture. J’ai écrit A la recherche de Aïda, puis trois autre textes dont Junun (2001), qui est une adaptation de Chronique d’un discours schizophrène d’une psychanalyste tunisienne. J’en ai fait une adaptation assez libre.
L’expérience de Araberlin est une expérience insolite, un festival en Allemagne, le Festpiel, a proposé à Fadhel de faire une rétrospective de son œuvre et de créer un spectacle avec des comédiens allemands. C’est le premier texte que j’ai écrit entièrement en français. Il était difficile, pour des questions de langue de travailler directement avec les comédiens allemands comme nous le faisons en Tunisie. J’ai écrit le texte en collaboration avec Fadhel et il a ensuite été traduit en allemand.
LA BRECHE.- Il y a, dans Araberlin, de nombreuses citations de Les Justes de Camus, et la pièce est une retranscription de L’honneur perdu de Katharina Blum d’Heinrich Böll. Comment vous situez-vous par rapport à la réécriture ?
J. BACCAR.- La question s’est posée à nous quand on nous a proposé de faire un spectacle. Quel texte voulions-nous produire en Allemagne ? De quoi et à qui voulions-nous parler ?
En Tunisie nous avons nos problématiques. Nous n’avions pas une grande connaissance de la société allemande. En fait, nous avons commencé ce travail juste après le choc du 11 septembre, les réactions du monde arabe, qui furent caricaturées étaient très différentes de celles du monde occidental. Nous, nous voulions tenter de comprendre, comprendre ce qui s’était passé, comment on avait pu en arriver là.
Il faut toujours s’ouvrir à l’autre et essayer de comprendre. Qui étaient-ils, ces hommes qui ont fait cette chose énorme, incroyable ? Des criminels ? Des jeunes idéalistes ? Portaient-ils un rêve ? Une utopie ? Nous voulions savoir ce qu’ils portaient.
Qui sont-ils ? Des terroristes, des anarchistes, des révolutionnaires ? Mais tous ces mots, que veulent-ils dire ?
Nous avons donc choisit de nous inspirer de la littérature qui s’était déjà penchée sur cette question. Le texte de Camus, Les Justes, est très fort. Et comme nous étions en Allemagne nous nous sommes inspirés de L’honneur perdu de Katharina Blum d’Heinrich Böll.
La lettre de Sartre dans laquelle il raconte sa visite à Baader à la prison de Stammheim nous semblait aussi intéressante. Ces personnes du 11 septembre ne sont pas les premières de l’histoire à avoir fait de telles choses.
Nous voulions trouver ce qu’il y avait d’humain dans ces gens, leur donner une famille, montrer qu’ils pouvaient être monsieur tout le monde.
LA BRECHE.- Où situez-vous le lien entre les Fractions de l’Armée Rouge et le fondamentalisme musulman?
J .BACCAR.- Le point de départ c’est toujours un rêve d’une société différente, meilleure, avec certaines valeurs – qu’elles soient communistes ou islamistes – c’est l’idée d’un monde plus juste. C’est le passage entre le rêve, l’utopie, à une forme d’extrémisme, d’intégrisme qui est dangereux et c’est à cela que nous nous sommes intéressés et à comment ce passage à l’action peut détruire le rêve initial. C’est en ça que ces mouvements se ressemblent tous. Indépendamment des spécificités de ces idéologies.
LA BRECHE.- D’un point de vue dramaturgique, la construction de la pièce est assez brechtienne dans le rapport personnage/comédien et la distanciation que cela induit. Pourquoi avoir choisit cette forme épique ?
FADHEL JAIBI.- Nous avons bien sûr fait un clin d’œil à Brecht au pays de Brecht. Mais notre démarche épique est bien antérieure à Brecht. A la fin des années 70 nous avons écrit Instruction et Premières Pluies, texte fondateur d’une dramaturgie tunisienne. Nous sommes revenus à cette forme écrite pour Araberlin.
En Orient la tradition théâtrale est celle du conte. L’épopée est propre à la culture arabo-musulmane. C’est une chose que nous connaissons depuis toujours. J’aime partir de l’acteur /narrateur. L’acteur est la conscience vivante et aiguë de la société à laquelle il appartient. Avec son théâtre épique Brecht reprend la tradition orientale. C’est ce qui me plait dans son théâtre mais je ne peux pas dire que je m’inspire de lui.
LA BRECHE.- N’y a-t-il pas aussi quelque chose de l’ordre de la ruse pour dire la vérité, n’est-ce pas une manière d’évoquer avec force un sujet brûlant ?
F. JAIBI. – C’est un moyen assez modeste pour dire des choses moins modestes. C’est donc une écriture polyphonique pour peu de comédiens, cinq, qui racontent plusieurs personnages.
Et puis c’est gratifiant pour l’acteur et moins coûteux pour le metteur en scène !
LA BRECHE.- C’est une pièce en prise directe avec la psychose occidentale qui construit l’idée de quelque chose d’irréconciliable entre l’Orient et l’Occident…
F. JAIBI.- La question du terrorisme, en lien avec le texte de Camus, largement cité, est de savoir si il y a une cause au monde qui mérite la mort d’innocent, quelle qu’elle soit.
La pièce a été très controversée en Allemagne, le spectacle a été malmené par des enjeux idéologiques, on nous a fortement reproché « d’associer » la RAF au fondamentalisme musulman. Cela n’a pas été le cas pour Junun que nous avons monté ensuite car Junun se situe plus dans un rapport à l’individu, dans son rapport à lui-même, à la mort, à la société, ce sont des sujets plus universels qui portent moins à controverse. Il y a des pièces qui sont donc comprises de la même façon dans n’importe quel pays.
J. BACCAR.- Au Moyen Orient, quand il se passe quelque chose de grave, d’important, nous sommes devant le poste de télévision à recevoir des informations avec des commentaires à l’opposé de ce que nous pensons et ressentons au quotidien. Nous nous essayons de ne pas être dans une réaction épidermique. Mais comment prendre tout ça ? Nous devons accepter ces images et refuser le commentaire, c’est un travail quotidien de rééquilibrage de ce que nous recevons. Les images aussi doivent être triées. Qui est innocent, qui ne l’est pas ? Qui est terroriste ? On peut tout dire du Hesbollah sauf – comme l’a dit Lionel Jospin – que ce sont des terroristes.
F. JAIBI.- C’est comme si l’on qualifiait les résistants de la seconde guerre mondiale de terroristes, on ne peut pas dire cela.
J. BACCAR.- L’Etat d’Israël est le nœud du problème. A la base, Israël, c’est l’utopie d’un pays multi-confessionnel et le projet sioniste – la création d’un Etat juif – c’est tout à fait le contraire.
LA BRECHE.- Le mot « terrorisme » serait donc un cliché vocable typiquement européen, et dépolitisant ?
F. JAIBI.- C’est pour ça que nous avons livré la question palestinienne à monsieur et madame tout le monde, dans la chorale, qui sont supposés être de vrais médiateurs.
J. BACCAR.- La question n’est pas de savoir ce qu’ils sont mais pourquoi, POURQUOI, ils en arrivent là ? Je parle en temps que mère, que citoyenne. J’essaye de comprendre, pourquoi ces jeunes se font sauter.
LA BRECHE.- Le débat de ce soir sera de fait très intéressant. Mais pour finir notre entrevue, pourriez-vous conseiller un livre aux fidèles lecteurs de la Brêche ?
J. BACCAR.- Ceux du poète Mahmoud Derwich.
ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE LAIDET
Dominique Laidet participe à Troisième Bureau depuis les débuts de l’association. Avant même sa création il participait déjà aux lectures organisées par Bernard Garnier.
LA BRECHE : Comment se passe le travail en amont du festival, les comédiens interviennent de quelle manière dans le choix des textes ?
D. LAIDET :Plusieurs étapes de travail en comité de lecture sont organisées où chacun évoque ses réactions vis-à-vis des textes. On rédige des fiches de lectures. Ensuite, une sélection des textes est faite pour La Frise ou pour le festival, on essaye de garder la chair fraîche pour le festival. Pour la sélection de Regards Croisés, on décide tous ensemble dans le courant du mois de février. C’est Bernard Garnier qui a le dernier mot sur les pièces qui vont rester, sur la vision d’ensemble, sur la logique des choses, c’est lui qui synthétise un peu la pensée du collectif. Quant aux distributions, elles sont faites simplement par rapport aux âges, aux voix, aux disponibilités. Ça se fait de manière cartésienne.
LA BRECHE : Comment vous situez vous face au projet général de troisième bureau ?
D. LAIDET :Mon idée du théâtre et la politique de Troisième bureau se recoupent. J’aime les choses qu’on fait parce qu’on en sent la nécessité, pas forcément parce qu’on est salarié. Avec le système d’intermittence, tu as des moments de creux, et plutôt que de dépenser ce temps là à ne rien faire, ou à mener ma petite carrière personnelle, je préfère l’utiliser de façon intelligente, à lire du théâtre contemporain, et à en faire profiter les autres. C’est une façon de m’investir dans quelque chose qui est encore un travail, et un travail que je transmets.
LA BRECHE : Vous parvenez à avoir une cohésion dans l’ensemble de vos projets ?
D. LAIDET : Oui, j’essaye. Je n’aime pas le côté carriériste de certains comédiens. J’aime ceux qui ont leur propre poésie, leur propre façon de transmettre plutôt que tout le coté show-biz. Le théâtre doit rester une liberté et dans un système un peu plus marchand je me sentirais prisonnier. Je me méfie beaucoup des aventures qui sont à la mode. Dans les commencements il y a une vraie disponibilité des gens, il y a un vrai élan, et plus je vieillis, plus j’ai besoin d’élan. C’est une façon de résister.
LA BRECHE : Pouvez vous nous parler de vos projets à l’étranger et comment peuvent-ils alimenter votre travail au sein de Troisième bureau ?
D. LAIDET : Cette année, j’ai participé à un stage avec une troupe africaine en Guinée Equatoriale dans un Centre Culturel Français. Je ne vais pas dans les pays pauvres pour faire du tourisme. Je ne pourrais jamais travailler dans la coopération parce qu’il y un côté post-colonial qui restera là. L’Afrique est une espèce de microcosme, et tu vois bien les murs ou les non murs. La misère enlève les murs parce qu’elle crée une espèce de solidarité, en même temps il n’y plus d’intimité, et donc plus de murs. Jusqu’où doit-on avoir des murs, jusqu’où ne doit-on pas en avoir ? C’est toute la question. Il faudrait avoir des murs amovibles. Au Japon c’est comme ça, il doit y avoir d’autres “types” de murs, mais je n’ai pas eu le temps de les voir.
LA BRECHE : Justement avec ce voyage au Japon, avez-vous la sensation de saisir davantage la pièce Le Grenier de Yôji Sakate ?
D. LAIDET : C’est plus une sensation qu’une compréhension, je suis au bord de la comprendre tel que lui l’a écrite, je suis un peu en deçà, mais je perçois où la pièce veut aller.
LA BRECHE : C’est important pour le jeu de pouvoir s’imbiber de la culture dans laquelle la pièce a été écrite…
D. LAIDET : Oui, là-bas c’est les antipodes. Quand tu arrives là-bas, tu as la sensation physique d’être de l’autre côté du monde. C’est un autre plan, une autre culture, des rites des codes que tu ne connais pas. Il y a quelque chose au Japon de l’ordre du mur, même entre eux je pense. Les Japonais sont des Italiens qui se prennent pour des Allemands. Leur apparence, tous leurs codes de civilité peuvent les rendre fou. L’apparence et le moi profond sont deux choses différentes. Il n’y a jamais de heurts dans leur gestuelle, il dégage une ambiance très zen. Les codes de politesse sont basés sur l’idée de ne pas faire à l’autre ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. Dans la pièce il y a quelque chose de l’ordre du mental, on est complètement dans la spiritualité, elle exprime un besoin de communiquer par autre chose que par le corps. La pièce se finit pour moi dans une boîte crânienne.