Cahier de texte de …
LES ROGNONS BLANCS
de Vedrana Klepica [Croatie]
Les Rognons blancs [Bijeli bubrezi] est traduit du croate par Olivier Lannuzel.
Les sept tableaux des Rognons blancs installent progressivement une atmosphère sombre sous l’occupation autoritaire du « Quartier général ». Oppression, dénuement et déchéance sont le lot des uns et des autres. L’histoire de Hana et de Macha, Andja, Dacha, ses sœurs d’infortune, donne le ton. La misère des quatre est telle qu’aucune ne va pouvoir allaiter l’enfant que vient de mettre au monde leur sœur défunte. Il va être jeté dans la forêt et se contenter de la prière de ces femmes pour tous les disparus et pour la victoire de la nation contre l’ennemi. Mais l’ennemi a mille facettes. C’est la craie ou la sciure qui remplacent la farine qui manque pour faire le pain, le toit qui fuit alors qu’il neige ou la pluie qui est noire parce que la cheminée de l’usine du village a subi une attaque. Ici les biochimistes sont exécutés par câbles électriques. Là, Macha espère que son mari lui apprenne comment se débrouiller seule dans ce pays où la seule météo disponible est celle de Chine. Sauf que la Chine est un grand pays ! Surtout ne désespérez pas, à moins de pouvoir encore compter sur votre « Doctoresse ». Dans ce cas, elle pourra vous prescrire le suicide par ordonnance. Vedrana Klepica livre une pièce d’une cruauté et d’une absurdité féroces qui procède pourtant par le rire.
EXTRAIT
>> Lire l’extrait de Les Rognons blancs
QU’EST CE QUI A MOTIVÉ / PROVOQUÉ / SUSCITÉ L’ÉCRITURE DE CE TEXTE ?
Le texte Les Rognons blancs a été écrit dans un moment très particulier en Croatie, mais je pense que nous avons assisté au même type de changement politique dans de nombreux autres pays européens. Une fraction plutôt radicale d’un parti de droite a remporté les élections en 2016. Je ne dirais donc pas qu’il y a eu un tournant idéologique cette année-là, car cette victoire a été une conséquence de pressions et de changements qui se sont accrus au cours des années précédentes. Cela a créé une atmosphère qui a semblé menaçante et exclusive à bien des égards. Il ne fait pas de doute que la Croatie est un pays moderne qui a beaucoup changé durant les presque trois décennies de son existence. Et qui prend appui sur l’ex-Yougoslavie qui a beaucoup fait pour les droits des femmes, les libertés civiles et la gratuité de l’éducation. Mais là encore, il y a une autre partie de la Croatie qui pousse toujours dans une autre direction. Dans le sens de la religion, de l’Église catholique, du conservatisme, contre la liberté de parole et d’expression et contre le droit des femmes de faire des choix concernant leur corps. En 2015-2016, ce côté spécifique de la Croatie semblait s’infiltrer dans tous les aspects de la vie, dominant la sphère publique.
J’ai personnellement commencé à me sentir anxieuse et claustrophobe. Je suis une artiste et je crois à la liberté d’expression, mais je suis aussi une femme issue d’une culture et d’une famille de la classe ouvrière, et j’ai vu ce que ce genre de récit politique fait dans la vie des gens. Dans celles des femmes et des hommes, mais surtout dans celles des femmes. Parler de harcèlement et de violence au sein de la famille leur fait peur, car il n’y a pas suffisamment de lois pour les protéger. Ainsi les jeunes filles en savent moins sur leur corps et leur sexe, sur leur protection et leur sécurité, cela rend les avortements sans risque inaccessibles aux femmes qui en ont besoin. Cela crée une culture du silence et de la honte, et c’est dans ce silence que des gouvernements de contrôle émergent et soumettent leurs citoyens.
Ma grand-mère est décédée à l’âge de 21 ans en accouchant. Mon autre grand-mère n’a pas été autorisée à travailler car c’était jugé inapproprié pour une femme. Ma mère n’a pas été autorisée à aller à l’université. Toutes ont vécu dans des contextes économiques et politiques difficiles. Et ce sont toutes des conséquences concrètes d’un système auquel devrait être opposée toute personne libre et juste.
C’est la raison pour laquelle j’ai éprouvé le besoin d’écrire cette pièce en 2016. Mes personnages principaux, des femmes vivant dans un étrange village dystopique dans les bois, parlent de leur amie décédée en donnant naissance, parce qu’elle était trop jeune. Mais ce n’est vraiment pas si dystopique. C’est un souvenir de temps pas si anciens. Du moins en Europe occidentale. Mais c’est une réalité dans de nombreuses autres parties du monde. Et cela doit nous alerter pour ne pas revenir à ces situations.
Vedrana Klepica traduit par Olivier Lannuzel
LA VIE DU TEXTE
– La pièce a été créée au théâtre ITD de Zagreb et au Volkstheater de Vienne en 2017 dans une mise en scène signée par l’autrice elle-même (cf. photos de Damir Zizic ci-dessous).
– Elle a également été montée par Azul Lombardia à Buenos Aires, dans le cadre du festival international de dramaturgie en 2018 : en savoir +
– Isidora Goncić a elle aussi fait une mise en scène du texte à l’Atelier 212 de Belgrade en 2019 : en savoir +
– Le texte a fait l’objet d’une mise en ondes sur la radio nationale croate HRT 3 en 2018.
– Les Rognons blancs fait partie de la sélection 2020 du comité de lecture de Troisième bureau.
BIOGRAPHIE
Vedrana Klepica est dramaturge et metteuse en scène. Parmi ses textes, on peut citer : JATO, Mort tragique d’un analyste économique, Les Rognons blancs, Notre éducation, Lepa Brena Project. Ses thèmes touchent principalement aux questions de classe, de privilège et de patriarcat, son travail étant influencé par le théâtre documentaire, les formes d’écriture post-dramatiques et non narratives. Ses pièces ont notamment été jouées en Croatie, au Royaume-Uni, en Australie, en Argentine, en Autriche, en Serbie, en Allemagne, au Liechtenstein et au Luxembourg.
BIBLIOGRAPHIE
– Radio Kundera, 2011
– J.A.T.O, 2011, publié chez Frakcija
– Le ciel est gris et on voit la cheminée d’une usine, 2012
– Mort tragique d’un analyste économique, publié sur le site drame.hr, 2013 (cette pièce est traduite du croate par Olivier Lannuzel et a été retenue au répertoire de la Maison Antoine Vitez)
– Va-t’en ailleurs, 2016
– Moby play, 2016
– Les Rognons blancs, 2017, publié sur le site drame.hr, en Espagne aux éditions Antigona, en Pologne aux Presses universitaires de Silésie et en Allemagne chez Neofelis Verlag
– Notre éducation, 2018
– Instructions for understanding multiannual plants, 2019
– Lepa Brena Project*, 2020
(*) Un travail collectif réalisé par plusieurs dramaturges d’ex-Yougoslavie (Olga Dimitrijević, Vedrana Klepica, Slobodan Obradović, Maja Pelević, Tanja Šljivar) autour de Lepa Brena, une chanteuse de variété très populaire dans les années 1980.
SES 3 COUPS DE CŒUR LITTÉRAIRES
– Le grand cahier, Agota Kristof, Le Seuil, 1995
– Retour à Reims, Didier Eribon, Flammarion, 2018
– En attendant Godot, Samuel Beckett, éditions de Minuit, 1952
OLIVIER LANNUZEL, traducteur
Olivier Lannuzel est journaliste et correcteur d’édition. Il est titulaire d’un DEA de traduction littéraire et d’une maîtrise d’histoire des Balkans, obtenus à l’Inalco. Il a traduit du bosnien, croate et serbe des textes de théâtre (Vedrana Klepica, Maja Pelević, Mate Matišić), des scripts pour le cinéma (Jasmila Žbanić, Danis Tanović, Claudine Bories), ainsi que des textes de prose (Vladan Desnica, Jurica Pavičić, Faruk Šehić, Dalibor Šimpraga…).
One Reply to “Les Rognons blancs”
Comments are closed.