Les gens en face
Regardez mon visage. On ne dirait pas comme ça, mais je ne suis pas un vrai Français. La preuve est écrite sur une carte, que je garde rangée dans ma poche. La preuve se reconnaît dans les échappées de mon accent, quand ma langue tourne et que j’oublie de faire attention. Mais sinon, ça ne se voit pas trop. Et je vis bien ici, parmi les autres.
Rien ne vous dit qui je suis quand je passe. Mon identité diffractée. Rien ne vous menace non plus dans les rues que j’arpente. Dans les grandes villes on peut choisir de s’ignorer comme on peut croiser le regard, se fatiguer d’un sourire, l’air de dire : je te reconnais. Faisons connaissance, veux-tu ? Si tu l’ouvrais, mon visage blanc, si le défaisais en miettes pour en analyser les couleurs, tu verrais de près tout ce qui me compose : mes envies, quelques renoncements, pas mal de désir, ma gentillesse fanée sous les rides et le poil d’ours. Toutes choses pareilles à toi. Mais verrais-tu un pays ? Un drapeau ? Sentirais-tu couler jusqu’à toi les parfums de défaites qui m’ont fait ? Toucherais-tu de tes doigts de la terre, une sève étrangère, la différence d’un sol ? Des traités, des lois, des décrets d’autre part ? Trouverais-tu dans mes cellules de quoi me retrancher de nous ? De quoi affirmer : moi ici et toi là ?
Sur ma route d’exilé, j’ai rencontré d’innombrables visages. Yeux, bouches, corps bigarrés. Beaucoup de faux Français, et quelques-uns, des vrais. Je ne fais pas toujours bien la différence entre les deux. Mais je sais de manière entêtante que, vrais ou pas, nous dessinons toutes et tous le visage de la France de maintenant. Et qu’il est majestueux de tant de fragments mêlés. De tant d’ensemble obligé.
Quand depuis tout en haut on nous surplombe de ces mots : déchéance, souche, nation –
Quand les faciès sont contrôlés arbitrairement –
Quand par centaines aux lendemains des tumultes on met aux fenêtres des drapeaux –
Quand on se dit extrêmement fier –
Alors je referme mon visage.
Je tente de refaire un de ces fragments.
Je soulève la main comme un pesant bouclier.
J’écris à poings fermés de la fiction.
Je combats l’époque menteuse.
Marc-Antoine Cyr
mars 2017
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Marc-Antoine Cyr présente son texte et les personnages.
Durée : 1 minute 46 secondes
Lieu : Théâtre Ouvert, Paris
Copyright : © theatre-video
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Marc-Antoine Cyr revient sur les questions d’identité au cœur du texte.
Durée : 1 minute 27 secondes
Lieu : Théâtre Ouvert, Paris
Copyright : © theatre-video