Du théâtre par gros temps
par Thomas Ostermeier
« Die Zukunft des Theaters » est paru pour la première fois dans la revue Text + Kritik, numéro spécial consacré à « l’avenir de la littérature », en 2013. Une version raccourcie de ce texte, « Du Théâtre par gros temps », a été publié en français dans Le Monde diplomatique en avril 2013. La version intégrale a été publiée dans Le Théâtre et la peur textes de Thomas Ostermeier, réunis et préfacés par Georges Banu, traduit de l’allemand et de l’anglais par Jitka Goriaux Pelechová. Éditions Actes Sud, Le temps du Théâtre, 2016.
Au sein des prétendues démocraties occidentales, la préservation de l’intérêt général oblige chaque Etat à lever des impôts dont le produit sera réaffecté par diverses institutions au gré de ce qu’elles considèrent comme juste ou indispensable. Que l’on me pardonne la platitude de ce préambule, mais il paraît important de rappeler combien la notion de mission publique est inscrite au cœur même de nos sociétés, afin de permettre aux individus et aux groupes sociaux de… De quoi, au juste ? D’être heureux ? D’avoir du succès ? D’apprendre ? De s’ouvrir à d’autres idées, d’autres personnes, d’autres collectifs ?
La marche triomphale du néolibéralisme, amorcée à Chicago dans les années 1970 et accélérée par l’effondrement du « socialisme réel », s’est traduite par la dérégulation des marchés financiers mais aussi par la privatisation de services et d’institutions qui relevaient jusque-là de la sphère publique. Ce changement de paradigme n’est pas étranger à la perte de légitimité du théâtre au cours de la même période. Une grande partie de la gauche ouest-européenne, traditionnellement sceptique vis-à-vis des institutions, pour ne pas dire antiétatiste, se retrouve donc dans la douloureuse obligation de défendre l’Etat contre l’offensive des nouveaux disciples du marché.
Pour ma part, je rêve d’une société affranchie du joug de la propriété privée, où les biens et les richesses appartiendraient à part égale à chacun de ses membres. Nous sommes hélas à mille lieues d’une telle utopie. Pis, l’idéologie du marché fait peser le soupçon de totalitarisme sur toute réflexion à ce sujet. Même le principe d’une redistribution partielle des richesses, établi par la bourgeoisie conquérante aux XVIIIe et XIXe siècles, se trouve désormais en danger.
Peu de temps après la création du Reich, en 1870-1871, au cours de la période dite « des fondateurs », fut inventé — ou à tout le moins institutionnalisé, donc confié à la responsabilité de la puissance publique — tout ce qui est désormais gravement menacé : les transports publics, les écoles, les universités, les bibliothèques, les parcs, etc. A l’époque, la bourgeoisie considérait l’Etat comme l’expression de sa puissance matérielle et spirituelle. Aujourd’hui, elle ne l’envisage plus que comme un obstacle à sa prospérité. Les établissements culturels à financement public, qui faisaient jadis la fierté des élites, ont du même coup perdu une bonne part de leur légitimité.
En Allemagne, depuis 1992, dix-huit théâtres ont dû fermer leurs portes ou fusionner. A la différence de ce qui se fait en France, le financement de la culture appartient exclusivement aux Länder et aux municipalités. A Berlin, qui se targue pourtant d’être un paradis pour jeunes artistes, le budget de la culture n’excède pas 2 %des dépenses publiques. Si l’on considère que la part du théâtre, opéra inclus, ne représente que 1,1 %de l’enveloppe (0,7 %pour le seul théâtre), les débats sur des coupes budgétaires supplémentaires paraissent extravagants. Les chiffres ne sont pas plus glorieux à Hambourg, la deuxième ville du pays : 2,1 %pour la culture, 0,9 %pour le théâtre et l’opéra. Un coup d’œil à la situation française indique qu’en 2013 les dépenses publiques prévues pour la culture baisseront de 4,3 %par rapport à l’année précédente.
Pour un autre récit de la société
La bourgeoisie a jeté par-dessus bord l’idée fondatrice d’une représentation d’elle-même orientée par autre chose que l’âpreté au gain, tandis que le scepticisme viscéral — et souvent justifié — des classes populaires à l’encontre de ces « temples bourgeois » se retrouve à l’unisson de l’air du temps. Il y a un an et demi, un chauffeur de taxi d’Amsterdam, apprenant que je travaillais dans le théâtre, me lança en ricanant : « Now it’s payback time ! » (« Maintenant, il faut rembourser ! »). Le nouveau gouvernement venait d’engager une opération de désertification sans précédent du paysage culturel néerlandais. Tel est le climat qui se répand en Europe. Perceptible à des degrés divers sur le continent, le démantèlement de la culture s’est accru en Italie, et surtout en Hongrie, où l’anti-intellectualisme de la classe dirigeante, mêlé à des mots d’ordre ouvertement antisémites et homophobes, a conduit au remplacement du directeur du Théâtre national de Budapest par un mercenaire du Fidesz, le parti de la droite nationaliste.
A ce phénomène s’en ajoute un autre, qui gangrène le théâtre depuis une dizaine d’années. Au prétexte d’encourager les structures indépendantes, on dresse les protagonistes de ce milieu les uns contre les autres. Les promoteurs du théâtre libre ou off clament sur tous les tons qu’ils feraient un meilleur usage des sommes englouties par les institutions publiques, se livrant ainsi, sans doute à leur corps défendant, à une apologie de l’esprit du temps : nous vous offrons plus d’art pour moins d’argent. On ne s’étonnera pas que cette rhétorique fratricide rencontre un écho grandissant auprès des conseils municipaux et des responsables culturels. Car le « théâtre libre » présente un double avantage : son appellation attractive évoque la jeunesse, l’insoumission et le romantisme, tandis qu’il se prête à des financements d’une extraordinaire souplesse. Rien n’empêche en effet les décideurs politiques d’annuler leurs subventions, ou de se tourner vers d’autres artistes.
Cette flexibilité place chaque projet devant l’obligation de connaître un succès immédiat, faute de quoi ses auteurs risquent de se retrouver sur la paille. Elle empêche du même coup les compagnies et les metteurs en scène d’inscrire leur évolution artistique dans la durée. Pour joindre les deux bouts, les artistes dits « libres » doivent souvent courir après les petits boulots, au détriment de leur recherche. Quant aux divers métiers de la scène (fabricants de décor, plasticiens, maquilleurs, peintres, etc.), ils sont menacés de disparition.
Les artistes doivent relever un immense défi : donner, année après année, génération après génération, un sens nouveau au théâtre institutionnel. Nombre de créateurs ne mesurent pas leur chance de disposer de lieux subventionnés. Comme moi, la plupart ont baigné dans une culture d’hostilité aux institutions et considèrent avec méfiance ces grandes scènes de prestige où la vanité bourgeoise s’est si longtemps pavanée. Elles nous offrent pourtant des possibilités de travail et des moyens de production incomparables pour donner à entendre un autre récit de la société.
Certes, nous restons les bouffons modernes d’une élite qui accepte que nous nous moquions d’elle afin de jouir du privilège d’apparaître tolérante et capable de rire d’elle-même. Abandonner ces lieux reviendrait néanmoins à se couper les ailes et à faciliter la tâche de ceux qui rêvent de nous ôter le pain de la bouche. Après 2008, nombre d’entreprises aux Etats-Unis se sont retirées du mécénat qui fait la pluie et le beau temps dans la culture américaine. Les artistes l’ont payé au prix fort.
Outre des conditions matérielles dégradées, nous vivons une crise esthétique autant qu’une crise des contenus. Ces dernières années, la création théâtrale s’est volontiers ralliée aux théories pas toujours lumineuses sur la postdramaturgie et la « performance ». Bizarrement, les formes novatrices apparues dans les années 1970 et 1980 continuent d’orienter le credo esthétique de nombreux théâtres publics et de festivals, bien qu’en la matière les imitateurs soient loin d’égaler leurs modèles. Les ingrédients de cette avant-garde affadie composent une bouillie scénique qui passe pour le parangon du théâtre moderne.
La poétologie de ce théâtre-là repose sur l’idée que l’action dramatique n’est plus de notre époque ; que l’homme ne saurait se comprendre comme maître de ses actions ; qu’il y a autant de vérités subjectives que de spectateurs présents ; que les événements représentés sur scène n’expriment aucune vérité valable pour tous ; que notre expérience fragmentée du monde ne trouve sa traduction que dans un théâtre lui-même morcelé, où les genres se juxtaposent : corps, danse, photos, vidéos, musique, parole… Ce télescopage sensoriel affirme au spectateur que ce monde chaotique lui restera pour toujours indéchiffrable, et qu’il n’y a donc pas lieu d’y chercher des liens de causalité ou des coupables.
Comme son homologue socialiste, ce « réalisme capitaliste » esthétise une idéologie victorieuse, et il n’est pas moins péremptoire que lui. Dans un monde dominé par la doctrine néolibérale, rien ne saurait faire davantage plaisir à ses bénéficiaires que de tels présupposés : personne n’est responsable de rien, et la complexité du monde rend illusoire toute tentative d’en cerner les mécanismes.
Il va sans dire que les représentants du théâtre postdramatique n’adhèrent pas tous à cette vision. Le travail de certaines figures du théâtre documentaire, comme le collectif allemand Rimini Protokoll (1) ou le dramaturge suisse Milo Rau (2), qui frise souvent le journalisme, apparaît plus éclairant que la plupart des pièces montées habituellement. Son succès illustre à sa manière la crise du théâtre traditionnel. En se focalisant sur le répertoire classique, celui-ci s’est déconnecté de la réalité. Peu soucieux de fournir au public le moindre reflet de sa vie quotidienne, l’esthétisme classique s’est figé depuis trente ans dans une pieuse révérence envers le passé.
Au sein de ce cercle fermé, ou de cette spirale descendante, le pacte qui lie le théâtre aux enjeux politiques et sociaux de son temps se délite inexorablement. Même le jeu s’en ressent, les comédiens puisant leurs émotions chez les grands anciens plutôt que dans leur propre chair. En conséquence de quoi, des experts de la vie quotidienne se montrent mieux inspirés pour témoigner de l’état du monde que les comédiens classiques, dont c’est pourtant la fonction.
Voilà le nœud de la crise. Pour en sortir, le théâtre devrait songer à fournir à ses acteurs une formation initiale et continue. Metteur en scène au Berliner Ensemble, Bertolt Brecht demandait à ses comédiens de se confronter au réel, d’assister à des audiences judiciaires, de s’immerger dans les usines afin de rendre compte en connaissance de cause du comportement de leurs contemporains. Je fais de même avec les miens, en les invitant à s’inspirer de leur propre biographie et de leurs observations quotidiennes.
Quels effets la crainte de la relégation sociale produit-elle sur nos semblables ? En quoi l’obligation de réussir affecte-t-elle nos émotions, nos sentiments, nos désirs ? Dans quelle mesure notre vie privée se soumet-elle au diktat de la performance ? Combien d’aventures se brisent-elles sur la condition sociale du salarié flexible ? Pourquoi disposons-nous d’un vocabulaire hautement raffiné pour analyser nos relations conjugales, amoureuses ou sexuelles, alors que les mots nous manquent si cruellement pour décrire notre déconfiture politique (« système pourri ») ? Pourquoi nous complaisons-nous à faire étalage d’une psychologie de bazar ? Pourquoi ne traitons-nous pas avec la même passion des ravages sociaux qui déferlent depuis une vingtaine d’années, alors qu’ils pèsent si lourdement sur nos corps et sur nos esprits — horaires de travail élastiques, numérisation du quotidien, obligation de rester joignable en permanence, courriels professionnels reçus jusque tard dans la nuit, identification totale à l’entreprise qui m’emploie, comme si j’étais marié avec elle ?
Ces réalités-là s’incrustent jusque dans l’ossature des personnes que nous croisons. Comment expliquer autrement la recrudescence d’articles de presse sur les maladies du travail, le stress, la dépression, le syndrome d’épuisement professionnel ? L’infiltration de la pensée économique dans les plus infimes vaisseaux capillaires de la société moderne déforme nos corps, dénature nos affects.
Un sanctuaire habité d’une force régénérante
C’est de cela que le théâtre devrait parler. C’est cela que nous pourrions représenter sur scène, et avec talent, pour peu que nous nourrissions notre imaginaire à la source qui nous abreuve tout autour de nous. Le théâtre idéal, selon moi, recèle la promesse secrète d’aborder tous ces sujets.
Par son financement public, le théâtre institutionnel échappe encore à la logique de la compétitivité, même s’il est vrai que les considérations de rentabilité gagnent du terrain. Peut-être la société reprendrait-elle un peu confiance en elle si elle s’offrait quelques bouffons assez hardis pour lui tendre un miroir, la remettre en question, la moquer sans retenue.
Le théâtre, ce pourrait être cela : un sanctuaire habité par une force régénérante, quand les industries dédiées au récit du monde sont en proie à une exigence de rentabilité proportionnelle à leur manque de liberté — il suffit d’allumer la télévision pour s’en convaincre. La frustration suscitée par des médias de moins en moins indépendants explique en partie pourquoi tant de gens, essentiellement des jeunes, se précipitent à la Schaubühne avec la conviction d’y trouver un lieu où l’on peut encore jouer et penser librement. Un lieu où l’on peut voir sur scène les distorsions corporelles des hommes rompus à la flexibilité.
A quoi s’ajoute que, au théâtre, tout se déroule dans le moment : impossible de faire plusieurs prises ou de modifier le montage comme au cinéma. C’est ici et maintenant que le comédien éprouve son rôle et que le spectateur, en expert de sa propre perception, décide s’il veut bien se laisser prendre au jeu. Dans notre existence surnumérisée, où le réel est tenu en respect par un écran à deux dimensions, la mission et le défi du théâtre se résument à ce moment rare où une action virtuelle convoque toute la réalité du monde.
Thomas Ostermeier