Théâtre et Réalité
Ça commence
Cette année, le festival Regards Croisés se déroule sur deux semaines et invite des auteurs d’Angleterre, de Macédoine, du Québec, de Russie, de Biélorussie, de Suède et de France. Chaque soir des textes seront lus en présence de l’auteur puis discutés et cette semaine, jalonnée de différentes rencontres, sera consacrée aux liens entre théâtre, art et réalité. Vaste programme me direz-vous ! Ces quatre chroniques tenteront de poser quelques jalons, d’avancer à tâtons dans ce labyrinthe et éventuellement de s’y perdre. Quand nos horizons semblent de plus en plus bouchés par un fatalisme sous couvert de réalisme, peut-être que cette question du réel hante d’autant plus – avec joie ou désespoir – les expressions artistiques et plus largement nos vies.
Surréalisme, infra-réalisme, réalisme-magique, où que ce tourne notre regard sur les différents mouvements picturaux ou littéraires du siècle dernier, le réalisme semble être la grande question qui agitait ces artistes. Le théâtre a bien-sûr et peut-être plus que tout autre été traversé par cette problématique, la mise en scène posant doublement cette question. Et notre époque ne déroge pas à la règle, si ce n’est qu’aujourd’hui l’authenticité semble être le garant de la qualité. Comme tout bon produit AOC me direz-vous. Il s’agit donc d’être authentique, de dire la vérité, celle du réel, sans que l’on sache bien ce qui se cache sous ce mot. Mais on l’agite, voici un bel argument de vente, tel spectacle dirait le réel, sans fard et sans chichis, le texte étant issu de vrais témoignages, avec de vraies personnes.
Ce serait naïf et triste de dédramatiser l’importance des images et des représentations dans notre société, dans notre histoire et notre réel, naïf car ce serait oublier ce que les images ont gravé dans nos inconscients et nos âmes. « Une image, ce n’est pas bien méchant. C’est pourtant la pire forme d’oppression que l’homme ait inventée »1 disait Jean Cohen parlant de l’image des algériens pervers et corrompus véhiculée afin de justifier la colonisation. Combien d’images avalons-nous chaque jour, images de l’amour, de la réussite, du bien-être, comment ces images tentent-elles de nous influencer, d’orienter notre désir, ne s’agit-il pas d’une lutte de tous les instants ?
Lutte, bataille des images que Jean Genêt mettait en scène dans ses pièces faisant tenir à ses personnages – lieutenants de l’armée française – des propos sur la beauté des soldats, qu’ils meurent en étant beaux, peu importe l’issue de la guerre, la bataille se tient ailleurs, peut-être dans les dorures des galons ou dans l’éclat des bottes. Le lieutenant s’adressant à ses soldats : « Que les profils se renvoient des profils et que l’image que vous offrirez aux rebelles soit d’une si grande beauté, que leur image qu’ils ont d’eux ne pourra pas résister. Vaincue. Elle tombera en morceaux. Cassée… Ou comme la glace : fondue. Victoire sur l’ennemi : morale. »2
Nier que les images – les récits – les fables participent et surgissent du réel autant que les documentaires, c’est refuser de mener bataille. Ne pas inventer d’autres représentations, ne pas troubler les clichés, ne pas chercher à « déchirer tous les rires banania sur les murs de France » (comme disait Senghor), ne pas répondre aux arguments publicitaires de l’authenticité par la vérité de nos désirs, par le scandale de nos corps et de nos imaginaires, c’est déserter les lambeaux même de nos rêves.
Laura Tirandaz